Colloque "armée de Terre" (CEMAT)

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  ALLOCUTION DU GENERAL BRUNO CUCHE
CHEF D’ETAT-MAJOR DE L’ARMEE DE TERRE
A L’OCCASION DU COLLOQUE « ARMEE DE TERRE » AU SENAT
LE 11 FEVRIER 2008

Monsieur le ministre,
Mesdames, messieurs,

C’est un plaisir renouvelé pour moi de vous retrouver pour la deuxième année consécutive et je remercie le Sénateur Masseret de nous avoir invités à débattre ce matin.

C’est l’occasion pour nous tous, à quelques semaines de choix importants pour l’avenir de la Défense, de l’armée de Terre en particulier, de réaffirmer ce que nous attendons du processus qui est en marche. Nombreux sont ceux qui s’expriment aujourd’hui sur les questions de Défense. C’est très bien ainsi en démocratie. Certains ont des appréciations novatrices et éclairantes, d’autres avancent des solutions utopiques mais bien peu parmi ceux-ci ont confronté la théorie à la pratique des opérations et de la guerre. Il est donc indispensable que ceux qui sont les professionnels du fait militaire, les experts de la stratégie et de la tactique pour les avoir exercées ou expérimentées sur le terrain, de la préparation des forces et de la conduite des opérations, s’expriment publiquement sur l’avenir de l’outil de combat que leur a confié la Nation. Il en va de leur responsabilité et ce colloque nous en donne opportunément la possibilité.

Je n’ai pas l’intention de vous décrire ce que sera la réforme de l’armée de Terre. Je n’en connais pas encore le détail mais seulement les grandes orientations que le ministre lui-même a inspirées et déjà dévoilées en partie à la presse. Les travaux sont en cours au titre de la RGPP, de la revue des programmes et du Livre blanc. Le Président de la République, chef des armées, prendra les décisions qui s’imposent, en temps voulu.

Je voudrais cependant vous réaffirmer que je suis favorable à cette réforme et que je la souhaite.

Je l’appelle de mes vœux parce que j’y vois une chance pour recapitaliser l’armée de Terre.

J’évoquerai dans une première partie le contexte stratégique actuel, parce qu’il donne clairement aux forces terrestres un rôle nouveau et puis, dans une seconde partie, les besoins particuliers qui découlent de cette réalité.

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Mesdames et messieurs, c’est bien sur terre que nous sommes défiés aujourd’hui prioritairement. Le défi dans les airs et sur les mers demeure mais il est atténué, tant notre supériorité technologique et celle des Américains s’avèrent déterminantes. Maintenir notre supériorité dans ces domaines reste indispensable mais y surinvestir au détriment des forces terrestres ne me paraît pas raisonnable.

La surprise se révèle sur terre et la réponse militaire repose pour l’essentiel sur les forces terrestres, appuyées par les capacités des autres armées.

Plutôt que de disserter sur les concepts, je vais illustrer mon propos par des exemples concrets et actuels.

Premier exemple : l’Afghanistan.

La première phase de la campagne alliée à la fin de 2001 a semblé valider les thèses des tenants de la transformation de l’armée américaine. Par la combinaison de l’action des forces spéciales et des moyens aériens, les Talibans sont renversés. Cependant, très rapidement, ce mode opératoire trouve ses limites. Les frappes aériennes contre les terroristes à Tora Bora n’empêchent pas la fuite des principaux responsables d’Al Qaeda ni la reconstitution progressive de leurs sanctuaires. Il n’y a dès lors pas d’autre alternative pour la coalition que d’engager et d’exposer dans la durée des forces terrestres toujours plus nombreuses pour contrôler le terrain et protéger la population, afin de créer les conditions d’une normalisation du pays. Mais le travail est considérable, et les ressources en hélicoptères de manœuvre, en soldats aguerris et en véhicules blindés protégés contre les IED sont insuffisantes face à la charge opérationnelle. J’observe que, là comme ailleurs, la situation n’est pas aussi critique pour les composantes aériennes et maritimes qui ont néanmoins un rôle à tenir.

Deuxième exemple : l’Irak. Comme dans le cas afghan, la surprise ne survient pas pendant la phase initiale des combats où la supériorité matérielle et technologique des alliés, au sol et en l’air, permet d’écraser l’armée irakienne. Ce qui valide au demeurant l’intérêt de disposer de ce type de forces puissantes face à un adversaire symétrique. La surprise apparaît, elle, dans la phase de stabilisation. Les forces disponibles ne sont pas assez nombreuses, insuffisamment préparées et mal équipées pour affronter des insurgés. Le CEMAT américain de l’époque Shinseki soulève la question de l’insuffisance des effectifs pour contrôler tout le pays. Il doit démissionner. Les faits lui donnent raison. En 2007, le général Petraeus, avec le soutien du Congrès, rétablit partiellement la situation grâce au Surge, c'est-à-dire grâce au déploiement à terre d’effectifs supplémentaires considérables.

Troisième exemple : le Liban. En 2006, l’armée israélienne domine les airs et la mer. Mais cette fois-ci, elle ne domine pas le champ de bataille terrestre. La résistance du Hezbollah, symbolisée par l’échec de l’attaque israélienne contre Bint Jubayl, révèle l’aveuglement quant au supposé rôle décisif de la campagne aérienne. Elle souligne également l’insuffisance de la préparation opérationnelle des forces terrestres en regard d’un adversaire qui s’est durci en quelques années et du prisme déformant des opérations de police contre les Palestiniens. Ce qu’un général de Tsahal traduira comme la « perversion » de la force par la focalisation sur un seul type d’opérations.

Je prendrai un dernier exemple, celui du Tchad car l’actualité s’y prête. La surprise ne vient pas de la dégradation de la situation sécuritaire mais bien, pour ceux qui feignaient de l’ignorer, de ce que les forces prépositionnées, notamment terrestres, sont utiles et irremplaçables ! Elles constituent toujours l’ultime recours pour protéger, secourir nos ressortissants et assister les populations. Dans le cas de la mission de l’EUFOR au Darfour, la crédibilité politique de la France auprès de ses partenaires repose là encore sur les effectifs et les équipements terrestres consentis, autour desquels les contingents européens s’articulent.

De ces expériences, nous pouvons dégager quelques constantes structurantes pour les forces, qui vont à l’encontre de nombreuses idées reçues.

Tout d’abord, les guerres actuelles sont certes des guerres limitées en intensité, mais pas dans la durée. La Seconde guerre mondiale avait duré 6 ans. C’est la durée à ce jour des opérations en Afghanistan et les perspectives ne sont pas au désengagement mais au renforcement du dispositif. Au Tchad, les opérations n’ont pas cessé depuis 1986. Nous sommes au Liban depuis plus de 30 ans, dans les Balkans depuis plus de 15 ans… En Irak, la guerre se poursuit toujours.

Les opérations sont également simultanées, sur des théâtres d’opérations toujours plus dispersés dans le monde. L’armée de Terre est actuellement déployée sur cinq théâtres principaux, sans compter ses forces prépositionnées en Afrique et outre-mer. L’ouverture d’un théâtre ne signifie pas la fermeture d’un autre. Et la bascule des efforts, selon l’idée du first in, first out, est le plus souvent un vœu pieux qui ne résiste pas aux impératifs géostratégiques.

Enfin, les opérations sont de plus en plus dures pour les forces terrestres indéniablement les plus exposées, face à des adversaires très différents, réguliers ou plus souvent irréguliers, disposant d’armements toujours plus performants, capables de mutations rapides, et résolus à nous imposer leur volonté. L’horizon visible n’est pas celui de la paix tant espérée mais demeure celui de la guerre, donc de l’utilité de la force militaire.

Ces trois facteurs : durée, dispersion et exposition des forces terrestres, caractériseront encore pendant un certain temps les engagements opérationnels. Il convient d’y ajouter la diversité, lorsqu’on voudra définir l’organisation, les structures et les équipements des forces terrestres de demain.

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Ainsi, et sans préjuger des choix stratégiques du livre blanc, qui nous indiqueront le « pourquoi » de l’action militaire, nous connaissons le « quoi » et surtout le « comment » des opérations les plus probables. Ce « quoi » et ce « comment » me permettent d’affirmer certains besoins spécifiques pour les forces terrestres.

Ces besoins seront nécessairement équilibrés entre la préparation opérationnelle, la ressource humaine et les équipements.

Mon devoir est en effet de faire en sorte que les soldats de l’armée de Terre soient prêts à toutes les éventualités, en fonction des exigences militaires du moment et de celles que nous envisageons pour le futur.

La formation individuelle et l’entraînement doivent être à ce titre sans cesse renouvelés et diversifiés afin d’être adaptés. Pour cela, nous avons besoin d’écoles spécialisées, de centres d’entraînement ou d’aguerrissement dédiés en fonction du terrain, du type de conflit, de l’adversaire et des populations. Nous ne pouvons pas faire d’impasse dans ce domaine. Nous devons certes fixer des priorités, tout en conservant des capacités pour faire face aux incertitudes et aux surprises du champ de bataille.

En second lieu, le maintien de forces terrestres de qualité, entraînées et solides moralement, exige de prendre en compte l’amélioration des conditions de vie des militaires et de leurs familles et de disposer d’effectifs projetables en nombre suffisant. La durée et le durcissement des opérations imposent des contraintes fortes sur nos soldats qui doivent être compensées. Le volume de forces projetables dont nous disposons actuellement nous permet de conserver un rythme de projection raisonnable. Mais celui que connaissent actuellement nos alliés américains et surtout britanniques, et ses conséquences sur le recrutement et la fidélisation, doit nous alerter. De surcroît, selon le rapport du Haut comité d’évaluation de la condition militaire, nous avons accumulé du retard dans le domaine de la condition militaire et nous serions bien inspirés dans ce cas précis de prendre pour référence le modèle social des militaires américains et britanniques ! C’est un enjeu sur le long terme. C’est un enjeu crucial pour nous sur le très court terme. En effet, dans la perspective des réorganisations que nous allons conduire, nous ne ferons pas l’économie d’un accompagnement social significatif pour le personnel militaire.

J’en viens enfin aux équipements.

Sur le fond, mon propos n’a pas changé depuis l’année dernière.

Nous avons toujours un besoin avéré de matériels à la pointe de la modernité et entièrement numérisés, comme le char Leclerc, le VBCI et l’hélicoptère Tigre. Ils participent de la puissance militaire de la France. Ils sont l’ossature du modèle d’armée qui doit gagner la bataille décisive, comme nos alliés lors de la première phase des opérations en Irak en 2003.

Mais notre besoin ne s’arrête pas à ce décompte des matériels majeurs. Il est plus complexe.

L’armée de Terre a besoin aujourd’hui de renouveler ses matériels les plus sollicités en opérations. Nous souhaitons sans doute des matériels moins sophistiqués, dont le coût de possession est maîtrisé, mais plus rapidement disponibles et immédiatement employables. Notre objectif immédiat demeure le renforcement de nos capacités duales pour évoluer indifféremment sur tout le spectre des missions de coercition d’une part, de stabilisation, de contre-rébellion et d’assistance aux populations d’autre part. L’hélicoptère de manœuvre NH90 est LA priorité au regard de l’obsolescence critique du PUMA. Ce problème de vieillissement ne concerne pas seulement les matériels aéronautiques ; il est généralisé. Dans ce contexte, la valorisation partielle des VAB ou des blindés roues-canon n’est qu’une rémission. Leurs remplaçants, les porteurs blindés, l’EBRC ou les VHM, devront nécessairement être financés dans la future programmation.

Enfin, nous avons aussi un impérieux besoin de nombreux petits programmes ou équipements qui, pris individuellement, ne semblent pas significatifs mais qui confèrent toute la cohérence à l’action terrestre et lui offre, pour un prix limité, une plus-value inestimable voire un rendement décuplé. On ne peut s’en passer.

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Je terminerai en vous disant que l’armée de Terre est devant une équation d’une certaine complexité et qui requerra un effort particulier.

En effet, nous devrons simultanément adapter l’armée de Terre dans trois directions :
- réformer son organisation. Nous avons commencé ;
- équiper et entraîner les forces à l’une des formes toujours possible de la guerre future, celle de haute technologie et de haute intensité ;
- équiper, entraîner et continuer d’engager des forces dans les opérations de stabilisation, de contre-rébellion et d’assistance aux populations.

Nos alliés américains et britanniques, en choisissant la voie d’un certain rééquilibrage capacitaire au profit de leurs forces terrestres, nous donnent l’exemple de l’efficacité et du pragmatisme.

Le général De Gaulle, en rappelant le sens de l’histoire, nous éclaire sur les risques induits par d’autres options stratégiques : « Rome se crut à l’abri des Limès, elle négligea son armée de campagne et fut la proie des barbares ».

Je vous remercie.

Dernière mise à jour : ( 29-01-2009 )